Une « figure à argent » : Giovanni Torlonia
Si les lecteurs de Rome, Naples et Florence, des Promenades
dans Rome et de Vanina Vanini, comme ceux du Comte de Monte-Cristo,
connaissent les réceptions fastueuses que Giovanni Torlonia, « riche
banquier fort juif », « fort avare et un peu fripon », au jugement de
Stendhal, donnait dans son palais de la place de Venise, sans doute
ignorent-ils sa fabuleuse histoire et celle de la dynastie qu’il fonda.
Les stendhaliens, qui ont lu la brève étude d’Aimé Dupuy (Stendhal
club, 15 oct. 1968) et parcouru la correspondance du consul,
disposeront désormais du solide et agréable ouvrage de référence
qu’Henri Ponchon a consacré aux
Torlonia, les Rothschild de Rome, objet de nombreuses études en
Italie, mais rarement évoqués en France : Henri Pourrrat
a consacré quelques lignes de son Gaspard des montagnes
au fondateur de la lignée ; Jean Anglade l’a évoqué dans un roman
historique, Qui t’a fait prince ? (1992). Giovanni
Torlonia (1754-1829)est le petit-fils d’un fort modeste marchand de
toiles du Forez, Antoine Tourlonias, et le fils de Marin Tourlonias
(1725-1785), né à Augerolles (Puy-de-Dôme), qui s’installa à Rome en
1750, où il italianisa son patronyme en Torlonia. Après un détour
nécessaire chez les Tourlonias du Forez, famille de forgerons et de
marchands, H. Ponchon, généalogiste émérite, tente de reconstituer
l’étonnant parcours de Marin qui se serait donc fixé à Rome, au service
d’une de ses relations familiales, l’abbé de Montgon, agent de Philippe
V d’Espagne, lequel eut de si sévères démêlés avec le cardinal de Fleury
qu’il préféra se réfugier dans le palais Zuccari, tout près de la
Trinité des Monts, où séjournèrent Reynolds, les Nazaréens, et même le
grand Winckelmann. D’abord valet de chambre puis marchand de soieries et
draperies, Marino épouse la fille d’un émigré français et d’une notable
allemande. Le couple aura quinze enfants dont Giovanni, « ce fameux
marchand de fil » (Stendhal), le héros de la famille, qui fondera la
dynastie princière des Torlonia, avec l’aide de son frère Giuseppe. Le
commerce prospère tant et si bien que les Torlonia se consacrent à la
banque. Quoique Giovanni n’ait pas été immédiatement accepté dans le
corps des banquiers romains, il réussit à faire de sa maison la première
sur la place de Rome. Son fils Alessandro lui succèdera et, de 1829
jusqu’en 1860, dirigera la banque qui sera vendue en 1869 et mise en
liquidation en 1872.
Le chapitre III retrace l’« irrésistible ascension » de Giovanni qui sut
profiter des bouleversements provoqués par la Révolution française :
banquier de la papauté (qui le fera marquis puis duc), mais aussi
fournisseur des armées de la République, approvisionneur de la
République romaine, banquier de tous les Bonaparte et de la noblesse
romaine, représentant à Rome du prince de Fürstenberg (qui le fera noble
d’Empire en 1794), et chargé des intérêts de la Pologne, etc. Une telle
réussite suppose bien évidemment des capitaux disponibles et une grande
intelligence financière. La banque Torlonia sera comparable à celle des
Rothschild, mais de moindre envergure : d’abord des opérations de change
et l’utilisation de capitaux d’origine commerciale inemployés, puis
l’acceptation d’effets émis en Europe par la papauté. Au long des vingt
années de conflits entre la France et le Saint-Siège, G. Torlonia sera
présent à toutes les étapes, naviguant entre la papauté et les
gouvernements que la France lui impose . Son nom apparaît fréquemment
dans les dépêches françaises, notamment lors de l’assassinat de
Basseville, l’imprudent secrétaire d’ambassade dont Stendhal a raconté
la fin tragique d’après Monti, et dans les rapports de Cacault quand la
France imposa au pape l’armistice de Bologne (1796). Giovanni devient
alors le banquier d’un pape qui n’a pas assez d’argent pour payer la
contribution d’armistice. Comme la France accepte d’être payée en
fournitures, de l’alun notamment
(qui avait fait la fortune des Chigi au XVIe siècle), il va en
assurer le transport par Civitavecchia. Après le traité de Tolentino
(1797), notre homme intervient encore en signant de nombreuses lettres
de change pour le pape ; il signe même un compromis avec la France. Il
poursuit son ascension en participant avec beaucoup d’habileté et un peu
de chance à des opérations toujours juteuses en période troublée :
fournitures pour les armées,
approvisionnement de la ville de Rome, achat de biens nationaux,
participations financières diverses (tissages, bois, etc.) La banque
Torlonia est une des plus solides et des plus prospères et, à la chute
de la République, Giovanni se retrouve propriétaire d’immenses domaines
entre Rome et la mer. Son principe : « Crescere a dismisura ».
A la fin du siècle, suite à l’explosion des bénéfices entre 1797
et 1800, sa fortune est faite ; il est considéré comme le plus riche
banquier de l’Italie. Il met sa bourse et son crédit au service des
cardinaux pour le conclave de1799, mais ses relations seront difficiles
avec le cardinal Consalvi, le nouveau secrétaire d’Etat nommé par Pie
VII.
Tout aussi intéressantes les pages consacrées à la vie sociale des
Torlonia, à l’éducation de leurs enfants, à leurs familiers et invités,
et même à leur lointaine parentèle : à la mort de son oncle Joseph
Tourlonias, simple voiturier d’Aubusson d’Auvergne, Giovanni Torlonia,
déjà immensément riche, réclame sa part ! Il a acheté le vaste
territoire de Roma Vecchia, ferme érigée en marquisat par le pape ; en
1803, il acquiert le duché de Bracciano, titre qu’il portera à partir de
1809 et que voyageurs et chroniqueurs mentionnent inévitablement. En
1809 également, il devient patricien romain, honneur que lui accorde Pie
VII pour services rendus : il entre donc dans la haute noblesse romaine,
aux côtés des Borghese, Colonna, Orsini. En 1814, il est fait prince
après l’achat du château et du domaine de Civitella Cesi. Sa quête
nobiliaire s’achève en 1820 par l’achat du duché de Poli et Guadagnolo.
Sur tous ces châteaux, villas, palais et tombeaux – à
Saint-Jean-de-Latran, la chapelle funéraire des Torlonia est « décorée
comme un café », (Edmond About) – il appose de très parlantes armes
composées d’un bandeau de six roses d’or sur fond bleu
parcouru par deux étoiles filantes : sic itur ad astra
aurait dit Coffe ! S’il n’est en 1810 qu’au dix-septième rang des plus
riches romains – le prince Borghese caracole en tête avec 2.605 810 écus
?, en 1820 sa fortune est évaluée à 1. 082 758 écus, dont 85% en biens
immobiliers. A sa mort il laisse un patrimoine de trente-cinq millions
d’écus ! Ses enfants et petits-enfants vont épouser les rejetons des
familles en tête de liste : par exemple, la princesse Anna Maria, unique
héritière du colossal patrimoine d’Alessandro Torlonia, épousera le
prince Giulio Borghese, lequel devra adopter
le patronyme de son épouse pour perpétuer l’illustre nom.
Dans la saga des Torlonia, Giovanni aura pour successeur Alessandro
(1800-1886), son fils cadet, le « Rothschild de Rome ». Le fils aîné,
Marino (1796-1865), moins connu, sera un esthète doublé d’un viveur ;
quant à Carlo (1798-1848), il sera le saint homme de la famille et un
ami des arts. A noter l’attention que Giovanni porta aux enfants nés
d’un premier mariage de sa femme, dont « ce bon Chiaveri », mort du
choléra en 1837, que Stendhal apprécia. Alessandro, qui épouse en 1840
Teresa Colonna (ce qui lui permet d’ajouter à ses armoiries la très
fameuse colonne), distingué entre tous par son père, fut bien sûr
banquier et homme d’affaires, mais aussi collectionneur et mécène (sur
cette activité rapidement évoquée, voir Barbara Steindl, Mäzenatentum
in Rom des 19 Jahrhunderts. Die Familie Torlonia, 1994). Au nombre
de ses opérations, l’assèchement du lac Fucino, sa grande œuvre, (auquel
César avait déjà pensé et que tenta de réaliser Claude) lui vaudra le
titre de prince de Fucino, l’adjudication de la ferme des sels et tabacs
que Stendhal mentionne dans ses lettres et rapports à Rigny, Broglie et
Guizot. Au vu des services financiers rendus à la papauté, on comprend
que Pie VIII l’ait appelé « le père de la patrie » et qu’il ait dit à
Anna-Maria Torlonia, épouse de Giovanni : « Votre fils est le mien, il a
sauvé l’Etat » ! (Propos rapportés par Stendhal à son ministre). Les
Torlonia accèderont au rang de prince assistant au trône pontifical,
charge qui est encore aujourd’hui dans la famille. Alessandro développe
son partenariat avec les Rothschild (caisse d’amortissement de la dette
publique, emprunts d’Etat), prend de nombreuses participations (mines,
transports, commerce de la laine, etc.) En même temps il agrandit et
transforme palais et villas achetés par son père. Les galeries et salons
de la véritable reggia qu’est devenu place de Venise le
palais Torlonia, ex-palais Bolognetti (démoli au début du XXe siècle),
sont ornés de sculptures antiques et d’œuvres d’artistes contemporains
(Canova, dont Stendhal admirera le groupe d’Hercule lançant
Lycas à la mer, Thorwaldsen, Galli). A cela s’ajoute une
collection archéologique décrite par Oliviero Ozzi en 1902 et par Jörgen
Hartmann en 1967. La villa Torlonia, via Nomentana, acquise des Colonna
en 1797, est restructurée par Giuseppe Valadier de 1802 à 1806, puis par
Caretti et Raimondi, sur le modèle de la villa Adriana, avec casino
et théâtre. Il y a aussi le palais Torlonia au Borgo (via della
Conciliazone), avec ses vastes
salons où Alessandro reçut des milliers d’invités et organisa des fêtes
mémorables de 1840 à 1845, la villa Albani, achetée en 1868, avec
l’ancienne collection Albani, le musée Torlonia de la via della Lungara
(constitué à partir de l’ancienne collection Giustiniani, sur les
conseils de P. E. Visconti), les théâtres de l’Apollo, de l’Argentina –
cédé à la ville de Rome – et la salle de l’Alibert. Luxe écrasant de
nouveaux riches ? Il vaudrait la peine de comparer les Torlonia père et
fils à Mayer Amschel Rothschild et à ses cinq fils installés dans les
cinq grandes places européennes (Francfort, Londres, Paris, Vienne et
Naples – mais pas à Rome !), qui rivalisent de magnificence et dont les
collections d’art sont fabuleuses (Voir Pauline Prévost-Marcilhacy, Les
Rothschild bâtisseurs et mécènes, Flammarion, 1995).
G. et A. Torlonia furent à Rome des personnages-clés et leur nom est
resté quasi-légendaire car, comme le veut le proverbe : à Dieu et à
Torlonia, tout est possible.
Dans son épilogue, Henri Ponchon cite opportunément Stendhal, pourtant
rien moins que tendre pour les enrichis qui se piquaient de parler
littérature, art ou musique : « Quel que soit un homme à millions, en
employant les meilleurs sculpteurs et architectes de son siècle, il a
une chance d’être immortel. »
Michel Arrous
L’ouvrage est disponible dans quelques librairies. Consulter l’auteur :
henri.ponchon@wanadoo.fr
, ou www.fnac.com
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